Auteur d’une thèse intitulée Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement, chercheur associé de la Chaire Energie & Prospérité Institut Louis Bachelier, Aurélien Bigo porte un regard très critique sur les politiques actuelles pour décarboner le secteur des transports. Explications.
La France s’est fixée comme objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Dans ce contexte, comment jaugez-vous l’efficacité des politiques de transport ?
Pour l’instant, les politiques de transport sont très largement insuffisantes par rapport aux objectifs fixés. L’objectif pour la France – à savoir atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 – implique de diviser par cinq les émissions de gaz à effet de serre (GES), et que le résiduel soit compensé par des émissions négatives, par exemple par davantage de captage de CO2 via la biomasse, ou via les technologies de captage et de stockage.
La Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) ne répond-elle pas à l’ensemble des enjeux ?
Dans le secteur des transports, la décarbonation prévue par la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) implique surtout de sortir de notre dépendance au pétrole d’ici 2050. Le pétrole pourra être encore utilisé seulement dans le transport maritime et aérien, mais plus pour les poids lourds, voitures, trains et autres véhicules terrestres. Cela représente une vraie transformation, surtout lorsque l’on connaît toutes les inerties qui peuvent exister, que ce soit dans l’aménagement du territoire, dans les infrastructures de transport, le renouvellement des véhicules, ou encore dans les pratiques de mobilité et de consommation qui conditionnent le transport de marchandises. Pourtant, l’inertie des politiques publiques est particulièrement forte depuis plusieurs années, et les décisions prises ne sont pas à la hauteur des enjeux pour transformer le système de manière suffisamment rapide. Les enjeux technologiques ont tendance à être plus en avance, ou moins en retard, que les enjeux de sobriété, qui représentent vraiment le manque le plus marquant ; c’est une raison majeure pour laquelle on risque de ne pas arriver à atteindre nos objectifs.
Il y a deux ans, on parlait de la fin des voitures thermiques en Europe, initialement annoncée pour 2040. Il est bien question de la fin de la vente, pas du renouvellement. Beaucoup de personnes souhaitent passer à un autre moyen et s’adapter, afin de rester dans les clous des vignettes et des zones de régulation de la pollution (tel que Crit’Air), mais beaucoup n’en ont pas les moyens.
Quels seraient les principaux leviers à actionner pour accélérer la décarbonation des transports ?
J’utilise souvent une grille de lecture développée dans ma thèse, qui consiste à regarder les 5 leviers de décarbonation évoqués par la Stratégie nationale bas carbone (SNBC). Celle-ci permet d’avoir une perspective sur les évolutions, positives ou négatives, et sur l’agissement des politiques.
Parmi ces leviers, il y a la modération de la demande de transport, qui est un oublié des politiques publiques sur la mobilité jusqu’à maintenant. D’ailleurs, dans la loi d’orientation des mobilités (LOM), on parle des quatre autres leviers mais pas de celui-ci. Il a encore trop peu de politiques axées à la fois sur l’aménagement du territoire et les modes de vie, pour faire en sorte de modérer nos déplacements. Il y a notamment un soutien public pour les infrastructures des modes les plus carbonées, comme les projets routiers ou les agrandissements d’aéroports. La manière de réagir à la récente crise des carburants en est un exemple aussi : les subventions pour tout le monde, de manière non ciblée, sont une incitation à faire perdurer les mêmes comportements qu’aujourd’hui. Il est important que l’on concentre également nos efforts sur la création de proximité dans l’aménagement, les modes de vie et de consommation, notamment en raccourcissant les distances domicile-travail, en allant faire ses courses plus près de chez nous, etc.
Vous parlez de ciblages des subventions. Faut-il privilégier des modes de transports, et « punir » les plus polluants ?
Le levier du report modal rejoint sur certains aspects le levier de la demande. Le report modal est difficilement possible si l’ensemble des modes de transport, notamment les plus émetteurs, sont soutenus. Le risque est que l’ensemble des modes soient en croissance, et qu’il n’y ait donc pas vraiment de report d’un mode à l’autre. Pour un véritable changement, sur les courtes distances par exemple, le vélo, la marche et les transports en commun doivent remplacer la voiture ; et sur les longues distances, le ferroviaire devrait être favorisé à la place de l’aérien et de la voiture. Combiner modération de la demande et report modal pourrait ainsi avoir des effets très importants, par rapport à un scénario tendanciel.
Sur les politiques de covoiturage et l’amélioration du remplissage des véhicules – qui est en somme le troisième levier de décarbonation –, il y a quelques initiatives, mais pour vraiment transformer le réseau et faire en sorte qu’il y ait une incitation significative pour les usagers, il faudrait aller bien au-delà de ce qui est fait actuellement.
Le covoiturage connaît un vrai développement depuis quelques années, grâce à des application mobiles. Que faudrait-il faire pour le généraliser ?
Par exemple, rendre le forfait mobilité durable obligatoire pour tout le monde, pour qu’il y ait cette petite participation financière en plus. Même s’il y a pas mal de start-up qui se lancent dans le covoiturage, aucun modèle permettant de massifier la pratique n’a véritablement été trouvé pour le moment. Potentiellement il faudrait que les pouvoirs publics aident davantage à l’émergence d’une filière, travaillent sur l’infrastructure, la communication sur ces services, pour faire en sorte que ce soit plus facile pour les usagers de faire du covoiturage. De plus, il existe plusieurs plateformes en ligne, mais il faudrait que tout puisse être accessible sur une seule et même plateforme qui serait plus simple d’utilisation pour les usagers.
Pour l’instant, le covoiturage sur les longues distances a des effets assez contrastés. Selon une enquête, 52% des usagers du covoiturage auraient pris le train si le covoiturage n’existait pas, 13% ne se seraient pas déplacés, et 33% auraient de toute façon pris la voiture.
L’enjeu, si l’on en croit des études récentes, se focalise sur la mobilité courte distance. Comment transposer l’option « covoiturage » à nos habitudes quotidiennes ?
C’est en effet sur la courte distance que l’on retrouve un potentiel plus important, notamment dans des zones où, aujourd’hui, il existe peu d’alternatives à la voiture, comme dans les zones rurales où les flux ne sont pas assez massifiés pour avoir des transports en commun. Dans ces zones-là, le covoiturage peut vraiment avoir un grand intérêt.
Pour tous les modes de transports, nous devons repenser réellement un « modèle ». Pour le vélo on parlera de « système vélo ». Il ne suffit pas de construire des infrastructures, même si c’est une partie importante, il faut aussi offrir des services (location, réparation, vélos-écoles, stationnement, etc.), des aides à l’achat, des événements pour tester de nouveaux véhicules, etc. C’est donc tout un ensemble à mettre en place pour que le système soit efficace. Et c’est la même chose pour le covoiturage.
Il y a d’autres leviers de baisse des émissions. Rouler à 110 km/h sur l’autoroute est un bon exemple sur le court terme, parmi les plus efficaces. On voit que ce sujet n’a toujours pas été pris en compte, alors même que plusieurs opportunités existaient, comme l’a montré la Convention citoyenne sur le climat.
Mis à part le vélo, qui ne peut pas répondre à tous les besoins, quelles seraient les alternatives à la voiture telle que nous la connaissons aujourd’hui ?
Aujourd’hui, il y a un tel surdimensionnement de la voiture, pour énormément de trajets, énormément d’usages, qu’il y a un potentiel très fort pour le développement d’alternatives. D’un point de vue climatique, nous sommes obligés de passer à l’électrique, avec l’échéance de 2035. Pour autant, il y a certaines limites à l’électrique, comme le coût d’achat, beaucoup plus important que les voitures thermiques, qui sont déjà en dehors des moyens de la majorité des gens, qui achètent sur le marché de l’occasion. Si on veut éviter la fracture sociale qui gravite autour de l’électrique, il faut passer à des véhicules plus légers. C’est par exemple le cas des offres en leasing à 100 euros par mois, qui ne seront envisageables que pour les véhicules les plus légers, pas trop chers à l’achat, et pas trop coûteux pour les usagers. Mais également pour les finances publiques si elles veulent subventionner ce genre de services.
Il est important que les usagers soient sensibilisés aux alternatives à la voiture, par les médias notamment. Par exemple aux véhicules intermédiaires. C’est un sujet nouveau, dont peu de personnes parlent. J’essaie de faire connaître ces véhicules-là, les avantages et les inconvénients inhérents à leur utilisation.
Qu’entendez-vous exactement par véhicules intermédiaires ?
Le développement le plus vertueux que l’on puisse faire autour de l’électrique est de calibrer les véhicules que l’on achète en fonction des trajets du quotidien, pour ne pas avoir besoin d’une autonomie de 400km, très couteuse d’un point de vue financier (le surcoût du véhicule électrique étant lié à la batterie), et très couteux d’un point de vue environnemental (production de cette batterie). Idéalement, il faut aller vers des véhicules plus sobres, plus légers, moins rapides, pas nécessairement à cinq places, lorsqu’il y a des ménages d’une ou deux personnes.
Il y a par exemple de nombreux véhicules intermédiaires entre le vélo classique et la voiture, qui pourraient être développés : mini-voitures ou voiturettes de moins de 500 kg, vélomobiles (vélos couchés carénés) ou vélos-voitures, vélos à assistance électrique ou speedelecs (débridés jusqu’à 45 km/h), vélos cargos ou pliants… Les usages étant diversifiés, il est important de diversifier également les véhicules pour gagner en sobriété par rapport à la voiture, souvent très largement surdimensionnée par rapport aux usages du quotidien.
Pour les longues distances, on peut privilégier les autres moyens de mobilité alternatives, tels que le train, qui est le moins émetteur sur les grandes distances, le car, le covoiturage, etc. Aussi l’autopartage peut être un complément très utile, en utilisant des véhicules électriques avec une grande autonomie et donc adaptés aux longues distances, ou des véhicules électriques avec prolongateur d’autonomie (remorques, deuxième batterie).